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"quand le beau macadam nous traitait de salauds"


« quand le beau macadam nous traitait de salauds » : le thème de la mauvaise réputation dans le discours poétique des chansons de H.F. Thiéfaine

L'Actualité Verlaine, 2019

Françoise Salvan-Renucci

En dépit du fait que le terme de « réputation » – et a fortiori la qualification de celle-ci comme « bonne » ou « mauvaise » – soit absent des textes de H.F. Thiéfaine, les constellations analogues à celle dépeinte par Verlaine dans la Ballade de la mauvaise réputation sont légion dans le corpus des chansons au point de constituer de façon récurrente un élément essentiel de la caractérisation du ou des protagonistes. Le constat « quand le beau macadam nous traitait de salauds » qui vient clore la première strophe de Exil sur planète-fantôme, l’avant-dernier titre de l’album Dernières balises (avant mutation) place le groupe réuni dans l’appellation « nous » sous le signe d’un mépris général dont la cause est aisément déductible de l’évocation de son existence, telle que la résument les vers « en ce temps-là nos fleurs vendaient leur viande aux chiens / et nous habitions tous de sordides tripots / avec des aiguillages pour nos petits matins ». Dès l’incipit à tonalité biblique – qui fait également écho au « en ce temps-là j’avais vingt ans » d’un poème de Henri Michaux –, c’est cependant une dialectique complexe d’affirmation-dénégation qui se met en place par le seul jeu de la dynamique énonciative, aboutissant au plan sous-jacent à une remise en question voire une invalidation radicale de la qualification comme « salauds » – et par la même à un renversement total de l’échelle de d’appréciation-dépréciation dont les critères se révèlent contre toute attente susceptibles d’un basculement permanent vers la dimension opposée à celle dont semble les doter le discours explicite.

Le triptyque prostitution-jeu-drogue dont le discours de surface s’emploie apparemment à dessiner les contours – justifiant ainsi le discrédit qui vient frapper les figures perçues comme évoluant dans de telles sphères d’activité – s’avère de fait inadéquat à rendre compte de la complexité inhérente aux modalités d’existence ou plutôt de survie des protagonistes, dans la mesure où même la notion a priori aisée à cerner des amours tarifées – véhiculée de façon quasi évidente par le recours au terme « vendaient » – est prise dans une oscillation sémantique qui en modifie constamment la perception – et donc la valorisation ou la disqualification qui en découlent tour à tour – selon qu’on choisit de se focaliser sur tel ou tel élément de la séquence concernée. La distorsion qui se crée dans l’appréhension du phénomène apparaît en effet induite par la succession abrupte – pour ne pas dire la collision délibérée – entre l’assimilation des figures féminines à des « fleurs » et la brutalité qui émane de la mention de leur « viande », la connotation esthético-idéaliste qui allie le rappel baudelairien à une actualisation évocatrice du flower power se voyant ainsi reléguée au second plan par l’irruption d’une matérialité seule propre à éveiller l’intérêt des « chiens » dont il va de soi qu’ils ne montreraient par contre aucune appétence vis-à-vis des « fleurs » et de leur authentique potentiel de révélation d’un l’Éros pris dans sa pleine acception à la fois sexuelle et spirituelle, telle que la décline sous tous ses aspects l’album Eros über alles. La réduction de la relation entre les partenaires sexuels à sa seule dimension mercantile et alimentaire revêt ainsi la fonction d’un dévoilement indirect des insuffisances irréductibles – mais échappant totalement aux capacités d’appréhension de ceux qui en sont affligés – qui caractérisent l’entourage hostile à la communauté du « nous » dont la marginalité assumée apparaît d’emblée comme la seule réponse possible à la médiocrité de son environnement voire de la société entière, sans pour autant que la critique sous-jacente soit orientée vers une cible déterminée par les modalités d’expression du discours énigmatique.

L’indication complémentaire qui assigne au groupe « de sordides tripots » comme lieu d’habitation fait résonner jusque dans le terme de « tripots » le corollaire latent de « tripotages » – volontaires ou subis – qui apporte ainsi un complément suggestif à l’évidence de la lecture première axée sur l’univers des jeux clandestins. Le détournement de l’accomplissement sexuel ou son rabaissement à des manipulations auxquelles le basculement sémantique du substantif conserve pleinement leurs qualités « sordides » témoigne en outre de l’intrication constante des motivations supposées du « nous » avec celles imputables aux figures extérieures au groupe, le même comportement devenant à nouveau lisible sur des modes complémentaires et en même temps antagonistes par le seul effet du processus discursif. C’est la même dynamique d’auto-réfutation qui réduit carrément à néant la portée de la dénomination de « salauds » du seul fait que l’instance dont elle émane – soit « le beau macadam » – se démasque d’elle-même comme pour le moins problématique et se retrouve ainsi dépouillée de toute autorité pour peu que soient mises à jour toutes les implications étymologico-sémantiques contenues dans la formule qui la désigne. Si le « beau macadam » pris dans son acception usuelle souligne – sur le mode d’une assimilation métonymique à l’élaboration aisément reconstituable – la distance infranchissable qui sépare les habitants des « sordides tripots » des résidents des beaux quartiers voués en tant que tels à tenir le haut du pavé, le simple rétablissement de la lecture argotique du « mac » place en effet les dénonciateurs recourant à l’appellation infamante de « salauds » dans une proximité aussi immédiate que fâcheuse avec le comportement moralement répréhensible qu’ils imputent au groupe du « nous » objet d’une suspicion généralisée mais dénuée de tout fondement réel. L’élucidation celtique du terme « macadam » en tant que « fils d’Adam » – telle que la dicte la signification du préfixe mac placé au début d’un nom de famille – renforce encore l’impact de la dynamique de dévoilement dans la mesure où le « mac » se présente alors comme l’héritier d’une très longue lignée dont les défauts ou les manques sont en fait la marque « indélébile » de l’appartenance à la « race humaine », n’autorisant de ce fait personne à s’en affranchir et encore moins dans le but de stigmatiser un autre groupe. Remarquons ici que dès le premier album Tout corps vivant branché sur le secteur étant appelé à s’émouvoir sorti en 1978, le texte de 22 mai établit dans l’énoncé « le printemps qui refleurit fait transpirer le macadam » la même équivalence sous-jacente entre le recours au vocable « macadam » – qui s’applique au plan de l’énoncé explicite au revêtement de « l’autoroute de l’ouest » – et le renvoi à l’« humain, trop humain » appréhendé sous l’aspect des processus physiologico-sexuels. La cohérence absolue du discours implicite révèle à cette occasion que la polysémie énigmatique propre à l’écriture de Thiéfaine est présente sous sa forme la plus achevée dès les premières chansons de l’auteur, indépendamment de la densité voire de la simple existence du halo intertextuel qui vient fréquemment s’adjoindre à elle, mais ne constitue nullement un présupposé à la mise en place du discours multivoque.

En faisant culminer dans l’exclamation « j’me sens coupable d’avoir une gueule à être dénoncé » sa diatribe dirigée contre la « pratique typiquement française » consistant à rédiger des « lettres de dénonciation », le protagoniste de Exercice de simple provocation avec 33 fois le mot coupable ramène le problème de la « mauvaise réputation » à l’inanité de son fondement résidant dans un pur arbitraire appréciatif, la seule supposition de la conformité avec un profil voué au discrédit entraînant ipso facto le déclenchement d’un ostracisme que sa victime est de surcroît supposée intérioriser – à ceci près que la multiplicité des cas de figure dans lesquels le personnage est appelé à battre sa coulpe conduit au contraire à la revendication exacerbée de son attitude de « vagabond solitaire » prolongeant délibérément la démarche inaugurée par Jack Kerouac. Loin de confirmer l’importance du jugement porté par autrui sur la répréhensibilité des agissements qu’il est censé dénoncer, le spectaculaire aveu de sa culpabilité consenti par le personnage central de Zoos zumains zébus dans le distique « plus de mur à berlin pour justifier ma honte / quand je reviens bourré dans mes baskets en fonte » se voit au contraire invalidé sans appel dans la mesure où il se double au plan implicite d’une redéfinition aussi radicale qu’inopinée des paramètres d’appréciation du comportement du « je » tant de son propre point de vue que dans sa confrontation latente avec « les zumains de ma rue ». La reconstitution de la référence historique à la disparition du « mur de la honte » en novembre 1989 – qui pourrait apparaître comme le résultat a priori satisfaisant d’une opération de décryptage atteignant déjà un certain niveau de complexité exégétique – se voit en effet concurrencée pour ne pas dire occultée par la réinterprétation érotico-sexuelle de la scène telle qu’elle s’effectue à partir de l’assimilation des « baskets » – soit de leur équivalent français « paniers » – au postérieur féminin, qui apparaît évoqué sur le même mode tant à travers l’appellation de « basketteuse » attribuée à la figure féminine de Guichet 102 que par l’avertissement « pas mettre les yeux dans le même panier » dispensé sur un ton faussement réprobateur dans Also sprach Winnie l’ourson. La redéfinition de la séquence sous l’aspect du rapprochement physique est parachevée tant par la modification sémantique subie par la « fonte » – qui revêt alors son acception alternative de « fusion » – que par la retraduction de « berlin » sous l’apparence d’un « petit ours », d’après l’interprétation usuelle qui est venue supplanter en allemand l’étymologie slave du toponyme. La fonction tout aussi transparente du « mur » désormais chargé de repousser les assauts contre le « petit ours » – utilisé de façon récurrente en argot comme un substitut de la toison pubienne de la femme – parachève la dynamique de réécriture au terme de laquelle la « honte » se charge de connotations très éloignées du domaine historico-politique visé par le discours de surface, remettant radicalement en question la nature de la « mauvaise réputation » qui s’attache aux agissements du « je » du propre aveu de ce dernier.

Une ambiguïté similaire imprègne les vers de Je suis partout dans lesquels le protagoniste comparaît « dans le box des innocences / avec ma putain de bonne conscience ». C’est là aussi à un décryptage doublement voire triplement référencé qu’invite l’évidence d’une « mauvaise réputation » à laquelle se voit confronté le « je » dans une situation dont le caractère de danger semble ne faire aucun doute, a fortiori si on identifie l’écho direct – et particulièrement adapté au contexte historique annoncé dès l’intitulé du texte – apporté par la formulation de Thiéfaine au paradoxe énoncé par Camus au début de L’Homme révolté : « Le jour où le crime se pare des dépouilles de l'innocence, par un curieux renversement qui est propre à notre temps, c'est l'innocence qui est sommée de fournir ses justifications. » Le fort potentiel de dénonciation de l’arbitraire qu’un tel rapprochement confère immédiatement au raccourci poétique est en même temps brouillé dans son univocité apparente par le second élément du halo associatif, qui convoque directement la « bonne conscience » et surtout la critique féroce de celle-ci à laquelle se livre Hegel dans la Phénoménologie de l’Histoire, où elle apparaît essentiellement comme un alibi justifiant tous les accomodements voire les abandons. En dépouillant radicalement la « bonne conscience » de son habituelle valeur de garantie morale, un tel arrière-plan référentiel confère également une évidence immédiate à l’emploi interjectif de « putain » dont la fonction de dépréciation générale semble éliminer par contrecoup tout rapport direct avec la prostitution en tant qu’activité spécifique. Alors même que l’entreprise d’élucidation de la strate implicite semble parvenue avec succès à son terme avec le dévoilement des implications philosophico-historiques qui se profilent derrière le type de « mauvaise réputation » évoqué dans la séquence – le rapprochement ou plutôt la collision du rappel hégélien avec la réflexion camusienne résumant à lui seul le conflit des positionnements idéologiques et son impact destructeur –, la troisième option de lecture rebat pourtant à nouveau entièrement les cartes en faisant basculer sur le plan de la sexualité la notion des « innocences », le « box » devenant alors la désignation de la région sexuelle de la femme en conformité avec l’interprétation freudienne de l’anglais box ou de son équivalent allemand de Büchse. Le vocable « putain » reprend ainsi sa littéralité à laquelle il accède paradoxalement par le seul biais de l’expression sous-jacente, la complexité de l’entrelacement discursif reflétant significativement la précarité inhérente aux appréciations univoques surtout lorsqu’elle sont d’ordre prétendument éthique : ainsi apparaît légitimé a contrario le détournement assumé de la formule « je suis partout » qui devient tout au long de la chanson la signature de l’ubiquité du protagoniste, dont le « je universel » est présent tant alternativement que simultanément « dans le héros dans le vainqueur » ou « le médaillé qui fait son beurre » – allusion directe au roman Le Bon Beurre de Jean Dutourd –, mais aussi « dans la fille tondue qu’on trimballe / à poil devant les cannibales » – pour se limiter à la seule dimension explicite de leur évocation dans le texte.

Les « chiens » précédemment rencontrés dans Exil sur planète-fantôme – et dont on s’est d’abord contenté de souligner la fonction de contraste négatif avec l’aura d’attractivité comme de fragilité qui se dégage d’emblée du motif des « fleurs » – sont un exemple privilégié de l’oscillation permanente entre dépréciation explicite et réhabilitation cryptique, en dépit du fait que la connotation offensante ou injurieuse qui s’attache à l’emploi du terme semble établie sans contestation dès lors qu’il cesse de désigner l’animal pour faire référence au caractère et/ou au comportement d’un être humain. L’attitude provocatrice du duo des protagonistes de Avenue de l’amour évoquant « nos peines au bord du jour / nos regards de chien » semble au prime abord relever de la même stratégie visant paradoxalement à afficher leurs caractéristiques les moins flatteuses que la formule initiale « on n’était pas des stars / plutôt un peu zonards », par laquelle l’aveu d’une supposée « mauvaise réputation » traduit moins une quelconque gêne à cet égard qu’une volonté délibérée de se conformer à l’image du « mauvais garçon » – évoquée dans le texte de Émeute émotionnelle issu lui aussi de l’album Amicalement blues – jusque dans l’habitus linguistique. Inversant d’entrée les priorités associatives déductibles du discours de surface, la présentation sous les traits de « zonards » inclut déjà pour sa part une possibilité fructueuse – et comme telle systématiquement exploitée par le discours thiéfainien – de réaccentuation érotico-sexuelle – et donc de réhabilitation du prestige des deux figures au moins sur le plan de leur potentiel de séduction – à travers le rétablissement de l’étymon grec zwnh comme désignation de la « ceinture » et par extension de la zone génitale de la femme. C’est à nouveau le recours à la référence grecque – appréhendée davantage dans sa dimension littéraire que purement linguistique – qui permet de rendre tangible l’ambivalence caractéristique des « regards de chiens » puisque l’adjectif correspondant kunwpiV est chez Homère tout autant révélateur d’impudence voire d’impudicité – ainsi dans l’apostrophe « sac à vin, œil de chien » dont Lobotomie sporting club reprend la première moitié en manière de disqualification du « nous » générique désignant les représentants de l’humanité – que de la persévérance du chasseur – ou du séducteur tant dans le texte qui nous occupe que dans l’original homérique – lancé sur les traces de sa proie (et dont un reflet se dessine aussi bien dans le « chien errant à minuit / devant l’asile fermé des p’tites sœurs éphémères » de Fin de partie que dans le constat désabusé « je suis comme un chien / aboyant sur le pavé » énoncé dans Distance). Le rappel littéral du ad luminis oras lucrétien décelable dans la précision « au bord du jour » confère une densité supplémentaire à la réaccentuation érotique, dans la mesure où la célébration de l’accession à la lumière – soit à la vie d’après la conception de l’Antiquité classique – figure précisément dans l’hymne à Vénus dispensatrice de l’existence sur lequel s’ouvre le De rerum natura du poète latin. Le lien avec la sphère vénusienne est enfin mis en exergue de façon quasi explicite dans la séquence finale « cherchant le jour / avenue d’l’amour », qui parachève le démenti apporté par le réseau intertextuel à l’image d’une « mauvaise réputation » de caractère « indélébile » – pour reprendre l’auto-qualification du protagoniste de Je ne sais plus quoi faire pour te décevoir. Les « chiens de l’enfer » de Rendez-vous au dernier carrefour se voient de même dotés de deux modèles concurrents diamétralement opposés du point de vue de leur aura symbolique, l’un renvoyant à Cerbère ou Anubis et donc affligé d’une « mauvaise réputation » bien ancrée, et l’autre témoignant au contraire de l’omniprésence de l’Éros – quels que soient les effets de ce dernier – à travers l’allusion au recueil de poèmes de Charles Bukowski L’amour est un chien de l’enfer. L’auto-dépréciation du protagoniste de 542 lunes et 7 jours environ « traînant mon vieux flightcase dans le cimetière des chiens » – en écho à Comme un chien dans un cimetière (le 14 juillet) – englobe enfin une double possibilité d’exégèse implicite, infirmant toute tentative de fixation de la réputation du « je » sur le mode tant positif que négatif : en tant que lieu où Diogène – salué comme « glaireux blaireau » dans Diogène série 87 – dispensait son enseignement, le « cimetière des chiens » résonne comme un hommage à l’école cynique, tandis que le sens étymologique issu du grec koimhthrion ramène le « cimetière » à sa fonction première de « lieu où l’on dort », soit de théâtre des activités relevant du domaine de l’Éros.


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