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  • Photo du rédacteurFrançoise Salvan-Renucci

Premier aperçu de la future édition critique : commentaires sur « Je t'en remets au vent »


Ce texte est la première ébauche des commentaires qui accompagneront Je t’en remets au vent dans l’édition critique qui conclura le projet de recherche. Sur le modèle des Poésies complètes de Villon éditées par Claude Thiry au Livre de Poche, elle présentera chaque texte et en regard des remarques renvoyant aux travaux de la série ayant traité de la chanson en question ainsi que des parallèles avec les textes qui lui sont apparentés dans le corpus de H.F. Thiéfaine.

L’analyse du discours est une approche globale et phénoménologique, qui vise à saisir toutes les implications d’un discours poétique sans pour autant viser à proposer une interprétation des textes concernés. Tout résultat concernant un texte isolé ne peut être validé que s’il s’applique à l’ensemble du corpus étudié, ce qui exclut par définition l’élaboration d’explications de textes. Le corpus thiéfainien est entièrement structuré à la manière d’un rhizome (Deleuze/Guattari) dont il s’agit de retracer les axes de développement, soit la « cartographie ».

Le discours poétique élaboré par H.F. Thiéfaine est entièrement organisé dans la totalité de ses composantes, caractéristique qui exige précisément une appréhension globale de sa nature et de son organisation. C’est un discours polysémique doté d’un plan explicite et de plusieurs strates implicites (dont toujours une d’inspiration lacanienne et érotico-sexuelle et une d’inspiration poétologique), et surtout est entièrement cohérent sur chacun de ses plans respectifs. Le basculement d'un plan à l’autre s’opère par le biais des lectures alternatives dictées soit par le sens étymologique (ou plus généralement le sens revêtu par tel ou tel terme dans une autre langue que le français), soit par l’appréhension des rapports relevant de l’intertextualité foisonnante (et reposant systématiquement sur l’entrelacement de plusieurs références) repérable à l’arrière-plan des formulations de l’auteur. S’agissant de l’intertexualité, elle est présente dès lors que le texte à rapprocher de la chanson est antérieur à celle-ci et que l’on peut établir qu’il est connu de Thiéfaine. La question du caractère conscient ou inconscient du rapport intertextuel n’intéresse pas l’analyse du discours, qui examine le texte en tant que produit fini et n’interroge jamais les motivations / intentions… de l’auteur.

cf. Françoise Salvan-Renucci, « “quand humpty dumpty jongle avec nos mots sans noms” : prolégomènes à l’analyse du discours poétique des chansons de H.F. Thiéfaine », http://revel.unice.fr/loxias/index.html?id=8996

(cet article précise les principes de la démarche de recherche et constitue une introduction au premier volume de la série).

Je t’en remets au vent présente sous cet aspect un intérêt essentiel car il s’agit du propre aveu de l’auteur d’une de ses plus anciennes chansons, écrite « au lycée, pendant un cours de philo ». Elle permet donc de valider la quasi-totalité des hypothèses de l’analyse du discours esquissée dans ce qui précède, puisque tous les principes qu’on vient de décrire et qu’on retrouvera dans l’ensemble de la production de l’auteur y sont déjà représentés et pleinement réalisés. Un bémol est peut-être à apporter concernant la dimension de l’intertextualité, qui n’atteint pas encore le degré de complexité présent dans les textes suivants (elle est pleinement opérante dès Alligators 427, soit une dizaine d’années après cette année de terminale qui a vu naître Je t’en remets au vent. Elle est cependant bien présente dès ce texte même, et commande ainsi qu’elle le fera par la suite le basculement vers les strates implicites du discours.

On trouve donc dans Je t’en remets au vent tous les principes d’écriture du discours thiéfainien tels qu’on peut les repérer dans l’ensemble des textes de l’auteur, et tels qu’ils sont décrits dans l’article cité plus haut :

– les allitérations (« d’avoir voulu vivre avec moi »), j’ai précisé en conférence à quel point cette dimension est essentielle et a ainsi conduit à la réécriture de vers de Petit matin 4.10. heure d’été dans les concerts du VIXI Tour : « déjà je m’avance en bavant / dans les vapeurs d’un vague espoir » est devenu désormais « vers les vapeurs d’un vague espoir ». Familière depuis toujours au latiniste et helléniste qu’est Thiéfaine, l’allitération est une technique essentielle de la poésie latine, particulièrement chez Lucrèce qui crée la formule flos flammae (fleur de flamme) que l’on retrouve chez Thiéfaine dans Septembre rose (« où les miroirs d’automne / reflètent à fleur de flamme ») ou sur le mode inversé dans les Confessions d’un never been (« reflets de flammes en fleurs dans les yeux du cheval »). Ces éléments ont été évoqués à plusoieurs reprises en conférence, outre leur évocation dans l’article cité plus haut.

– l’antanaclase (« d’avoir voulu vivre avec moi / t’as gâché deux ans de ta vie)

– les oxymores (« à veiller sur mes insomnies »).

– l’intertextualité « deux ans suspendue à ta croix » renvoie à l’utilisation érotico-sexuelle de la métaphore de la crucifixion par les poètes latins où elle désigne symboliquement l’acte sexuel. La question est abordée dans la conférence numéro 6 donnée à Dijon et intitulée « je revisite l’enfer de Dante et de Virgile » : le dialogue avec l’Antiquité classique dans le discours poétique des chansons de H.F. Thiéfaine, en ligne sur ma chaîne YouTube. Catulle (étudié par Thiéfaine dès le petit séminaire et le lycée) décrit par exemple les douleurs physiques et morales de l’amour en employant les expressions suffixum in summa […] cruce « cloué au sommet d’une croix » (Catulle, 99) ou excrucior « je suis crucifié » (Catulle, 85). Je t’en remets au vent n’est pas évoqué dans cette conférence, mais on y trouve les exemples complémentaires qui démontrent bien qu’il s’agit d’un usage récurrent du double sens latin de la crucifixion chez Thiéfaine : « crucifixion avec la vierge et 17 saint » dans Annihilation (soit du sexe à plusieurs…), « le crapaud qui gueulait je t’aime / a fini planté sur une croix » dans 113e cigarette sans dormir : bien sûr le crapaud est aussi Jésus, son déguisement de « divin crapaud » venu sauver les hommes se trouve chez Lautréamont, il est aussi mentionné dans la conférence 25, celle de Patrimonio en juillet 2019, qui sera bientôt en ligne sur la chaîne. Mais le plan implicite du texte parle du début à la fin à la fois de religion et de sexe, ainsi que l’établit justement la formule finale paraphrasant Catulle. Ainsi, Je t’en remets au vent inaugure la polysémie de la crucifixion, le rappel de Catulle présent dès le début s’enrichira par la suite du renvoi à la Crucifixion en rose de Henry Miller.

« tout est de ma faute en ce jour / et je reconnais mes erreurs » ici on retrouve presque mot le Confiteor (je confesse) catholique que l’on récite pendant la messe (« Je confesse à Dieu tout-puissant, / je reconnais devant mes frères / que j’ai péché en pensée, en paroles, / par action et par omission. / Oui, j’ai vraiment péché. », qui est parfois complété par « c’est ma faute, c’est ma faute, c’est ma très grande faute ». On voit apparaître ici a coexistence du discours religieux et du discours érotique qui caractérise dès le début l’écriture de Thiéfaine.

« mais toi ne te retourne pas » : le rappel biblique sera plus tard développé dans Femme de Loth (« ne vous retournez pas la facture est salée », « ne te retourne pas lady, prends tes distances »), il s’agit du récit de la Genèse (19, 26) relatif à la femme de Loth qui se retourna en quittant Sodome et Gomorrhe alors que l’ange lui avait ordonné de ne pas le faire, et qui se retrouva changée en statue de sel. La question a été évoquée dans la conférence numéro 8 donnée à Angers « ne vous retournez pas la facture est salée » : la relecture des textes sacrés (Bible, Coran) dans le discours poétique des chansons de H.F. Thiéfaine

« mon pauvre amour » fait écho à la chanson Mon pauvre amour d’Alain Barrière, sortie en 1966 soit deux ans avant la terminale de Thiéfaine. Il y est également question d’une « route » à laquelle correspond la formule « va droit sur ton nouveau chemin ».

– le plurilinguisme créé par l’activation du sens étymologique : « mais moi je restais hermétique » peut signifier 1/ je me fermais à tes attentes 2/ je pratiquais un style que moi seul pouvais comprendre ; la lecture numéro 2 fait basculer le discours vers sa dimension poétologique, c'est une profession de foi poétique qui répond à « toi tu essayais de comprendre / ce que mes chansons voulaient dire ».

« indifférent à tant d’amour / j’accuse mes imbuvables humeurs » : l’indifférence peut aussi renvoyer à une attitude refusant par principe de distinguer entre les différentes partenaires, potentielles ou non. Quant aux « humeurs », elles jouent un rôle essentiel dans la théorie des humeurs de la médecine antique et médiévale où elles correspondent aux quatres « fluides » sécrétés par le corps humain, fondant ainsi les quatre « tempéraments » : sang, phlegme, bile jaune et bile noire, cette dernière étant l’apanage des mélancoliques (la mélancolie signifiant littéralement « bile noire » en grec) dont Infinitives voiles rappelle les « excès de bile noire ». Les « imbuvables humeurs » renvoient donc au « tempérament » du protagoniste dans la lecture philosophique du vers, mais aussi dans sa lecture sexuelle aux fluides corporels destinés à être absorbés par la partenaire lors d’une fellation. Si l’on ajoute le sens usuel renvoyant à une mauvaise humeur constante, on obtient donc trois exégèses de ce seul terme…


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