Article paru dans le volume collectif Ferré… vos papiers ! édité par Joël July et Pascal Pistone, Aix-en-Provence, PUP, 2018.
C’est à de nombreuses reprises que Hubert Félix Thiéfaine a évoqué le rôle qu’a joué Léo Ferré dans son itinéraire artistique, de la révélation initiale intervenue à l’âge de « dix-sept, dix-huit ans », qui l’a « vraiment bousculé » et a installé pour un temps Ferré dans la fonction d’« un maître dans l’écriture[1] », à la prise de distance visant à « me débarrasser de l’influence de Léo Ferré[2] » « pour aller vers ce que j’avais envie de réaliser en fait[3] ». Afin de couper court à toute spéculation relative à une possible empreinte de Ferré sur la technique d’écriture des premiers albums de Thiéfaine – et avant même la réfutation objective de telles hypothèses qu’apportera dans ce qui suit l’analyse du discours poétique mis au point par Thiéfaine comparé à celui pratiqué par Ferré –, il semble ici indiqué de rappeler sans attendre davantage que le parcours qu’on vient d’esquisser est déjà entièrement achevé avec l’écriture de L’ascenseur de 22h43 suivie de sa présentation en cabaret – amenant le constat définitif « je savais désormais où j’allais, j’avais trouvé mon style ![4] » –, soit bien avant la parution du premier album en 1978. Le cheminement décrit par Thiéfaine avec la précision qui lui est coutumière distingue de fait trois voire quatre étapes successives dont il s’agit d’abord de reconnaître l’égale importance, afin d’aboutir à une appréciation adéquate du supposé rapport de filiation mentionné de façon récurrente par les commentateurs, que Thiéfaine soit présenté comme le « fils spirituel[5] » de Ferré ou inversement Ferré comme le « père spirituel[6] » de Thiéfaine.
L’impression décisive ressentie à la première audition d’une chanson de Ferré est une constante incontournable dans les réminiscences de Thiéfaine, qui souligne par la formulation « les mots de Léo m’ont embarqué[7] » l’évidence comme le caractère subjuguant de la révélation apportée par les textes – mais aussi la musique, comme on le constatera très vite – de Ferré. La relation élargie de cet événement décisif s’ouvre également sur la constatation d’une expérience proprement initiatique : « Jusqu’à ce qu’un soir de 1971 le ciel me tombe définitivement sur la tête ! Nous étions chez des potes, dans une ambiance feutrée, un verre à la main. Je me rappelle tous les détails du décor, tellement ce fut un moment fort. Un double choc puisque je découvrais La mémoire et la mer de Ferré dans Amour anarchie et Sister morphine des Rolling Stones dans Sticky fingers, qui m’ont littéralement électrocuté. La chanson de Léo fut une illumination, une révélation ». Outre la certitude immédiate d’être en présence de « quelqu’un de la famille, quelque part…[8] », la dimension exceptionnelle de la rencontre réside tout d’abord dans le fait de la rupture induite par la découverte de Ferré dans l’univers musical du jeune Thiéfaine, ainsi que l’établit sans équivoque sa remarque initiale : « J’étais étudiant. Ceux que j’écoutais alors étaient plutôt anglophones[9] ». La présentation déjà évoquée de Léo Ferré en tant que « celui qui, en France, m’a vraiment bousculé[10] » prend de même une résonance significative dans sa restitution intégrale, où l’incise met particulièrement en exergue la réserve manifestée depuis toujours par Thiéfaine envers la « chanson française ». Un témoignage analogue est apporté par sa déclaration de décembre 2017, où la pétition de principe « ma culture, c’est la musique anglo-saxonne » est réaffirmée en prélude à une prise de distance sans détours, dont la validité persiste en dépit du temps écoulé depuis sa première formulation : « en 1988, j’avais l’impression d’être mal compris car je ne faisais pas partie de la chanson française[11] ». Si marquant que soit le rôle de figure tutélaire attribué à Ferré dans la prise de conscience par Thiéfaine de ses propres possibilités artistiques, il n’est cependant pas indifférent de noter qu’il est partagé avec Dylan dont l’écriture anglophone se révèle porteuse des mêmes incitations à l’expression poétique, instaurant de ce fait moins une concurrence qu’une véritable complémentarité entre les deux modèles inspirateurs découverts à la même période.
La comparaison des différentes évocations du rôle de « maître dans l’écriture[12] » incarné soit par Ferré, soit par le binôme Ferré-Dylan apparaît particulièrement instructive, dans la mesure où elle établit l’identité parfaite de la réponse apportée par les deux auteurs aux interrogations du débutant. Le récit consacré à la découverte de Ferré met en lumière la traduction matérielle – et en même temps profondément symbolique – que trouve immédiatement la première écoute des chansons de ce dernier dans la production du jeune Thiéfaine : « les mots de Léo m’ont embarqué… et à partir de ce moment-là j’ai arrêté d’avoir deux cahiers, un cahier pour mes poèmes et un cahier pour mes chansons et je les ai mélangés pour que ça soit qu’un seul cahier, quoi[13] » La correspondance absolue avec l’évocation conjointe des deux figures de référence confirme l’importance déterminante de la dimension poétique insufflée à la chanson tant par l’un que par l’autre des deux artistes, incitant à la mise en pratique immédiate de l’enseignement transmis par le biais de leurs œuvres : « Depuis l’adolescence, j’avais deux cahiers : un cahier où j’écrivais des poèmes, l’autre où j’écrivais des chansons. Mes rencontres avec Dylan et Ferré m’ont permis de comprendre que la chanson et la poésie pouvaient coïncider, que la musique pouvait se charger des mots les plus forts, les plus fous. À ce moment-là, les deux cahiers se sont réunis pour n’en faire plus qu’un.[14] » Dans l’équilibrage calculé de l’appréciation relative à l’importance de chaque « maître », l’avantage manifeste que confère à Ferré le fait d’écrire en français est en même temps contrebalancé par la prééminence implicite accordée à Dylan du seul fait que c’est Ferré qui est mesuré à l’aune du chanteur américain et non l’inverse : « À l’écoute de L’été 68, je me suis dit que c’était aussi fort que du Dylan ! Ça me remuait en profondeur. […] et avec Ferré, on n’avait pas besoin de faire traduire les textes ![15] » Précisions par ailleurs que la proximité immédiatement ressentie avec Ferré englobe d’entrée la dimension acoustique et musicale, qui vient encore intensifier le choc éprouvé lors de la « révélation » poétique : « En plus, je retrouvais dans C’est extra le son de l’orgue Hammond, le B3 que j’avais adoré sur l’album Blonde on blonde de Dylan[16] ». Loin de se borner à la constatation de cette résonance suggestive, la fascination de Thiéfaine pour la musique de Ferré prend naissance dans la perception de l’affinité fondamentale qui existe entre leurs deux tempéraments : « Son influence était également musicale. Je suis un mélancolique et sa musique est d’une mélancolie inouïe. On trouve des orchestrations déchirantes dans ses arrangements[17] ».
L’« entité immense et fondamentale » que représente Ferré déclenche dans l’écriture du jeune Thiéfaine une « passion fondatrice » que ce dernier analyse avec sa lucidité habituelle, précisant d’entrée qu’elle a duré « deux ou trois années[18] » au terme desquelles il tire de ses tentatives un bilan sans appel, formulé à plusieurs reprises sur un mode similaire dont il s’agit à nouveau d’appréhender la complexité. La connotation nettement autodépréciative véhiculée par les constats « j’écrivais, mais j’écrivais du Ferré… enfin, du sous-Ferré…[19] » ou « j’écrivais trop sous influence[20] » va en effet de pair avec la prise de conscience croissante de ses propres possibilités conduisant à l’affirmation de ses propres visées artistiques, qui implique de son côté une prise de distance vis-à-vis de son modèle. La conséquence logique « j’ai dû me dégager de lui pour pouvoir exister[21] » apparaît ici comme le substrat commun aux évocations approfondies dans lesquelles l’émergence d’une identité artistique autonome est perçue avec une exigence et une netteté grandissantes : « J’ai pris mon chemin à moi. J’ai eu ce problème dans les années 70 quand j’essayais de me dégager de Léo, je faisais du sous-Léo Ferré, ce n’était pas très intéressant et ce n’était pas ce que j’avais envie de faire au final donc il a fallu que je me batte contre moi-même pour m’imposer en tant que Thiéfaine…[22] » La reconnaissance de la relation privilégiée avec l’œuvre de Ferré devient in fine le révélateur de l’urgence de la création d’un profil véritablement personnel, dans lequel l’affinité avec Léo Ferré se voit réinterprétée dans le sens de son intégration dans le réseau remarquablement vaste des références culturelles de Thiéfaine : « Léo a pris une très grande place dans ma vie. Il était le seul Français dont j’avais les disques. Comme un maître. Mais avouez que ça devient intenable quand on vous dit Ni dieu ni maître. Je ne voulais pas faire du sous-Léo, alors j’ai eu besoin de m’émanciper, de créer mon propre style, tracer mon chemin. Il y a tellement de gens qui m’ont inspiré. C’est cela ma curiosité, fréquenter tous ces gens-là. Léo a été important, il est arrivé à un moment difficile pour moi. Mais il fallu me trouver moi-même.[23] » Une fois le processus de détachement arrivé à son terme, la possibilité d’« un clin d’œil à Léo Ferré[24] » tel que celui adressé délibérément à La solitude par Exercice de simple provocation avec 33 fois le mot coupable relève de fait de l’évidence naturelle, dans la mesure où le projet de Thiéfaine arrivé à sa pleine émancipation peut aussi bien se tourner vers Ferré que vers d’autres éléments de son référentiel à la richesse impressionnante. Tout en se recommandant à la fois de Céline et de Ferré pour reconnaître dans « le style » la marque essentielle de l’authenticité d’une production artistique, Thiéfaine donne de son propre « style » une définition qui fait apparaître toute la distance voire l’antagonisme fondamental qui sépare son projet artistique de celui de Ferré : « il faut lire à 360 degrés, […] tout observer, tout est intéressant… et ensuite, on recompose tout ça dans son petit synthé personnel[25] ». La version comprimée « je prends, je transforme et je sécrète[26] » est tout aussi révélatrice de l’incompatibilité irréductible de son entreprise créatrice avec celle incarnée par Ferré. L’apport éventuel de ce dernier est inclus au même titre que les éléments de provenance diverse dans le réservoir quasi inépuisable des occasions d’application qui s’offrent à un tel programme, au lieu de constituer une référence à la prééminence incontournable et vouée à une déclinaison récurrente.
La dimension spécifiquement poétique des textes de Ferré est explicitement soulignée par Thiéfaine, qui marque en même temps sa distance avec certains aspects de l’œuvre de celui-ci qui restent étrangers à sa démarche artistique : « Toutefois, je n’aimais pas tout chez Léo. Son côté politique, libertaire m’agaçait. Je le trouvais démago. C’est la mélancolie, la solitude, la tendresse, cette façon de parler des femmes, de la féminité surtout, cette douceur et en même temps cette hargne. Selon moi, avec La mémoire et la mer, Les amants tristes sont le summum de ce qu’on peut écrire en chanson. Je comprends tout à fait sa façon d’écrire par association d’idées, d’images. Je lui trouve une logique, ce qui me permet de retenir assez facilement ses textes[27] ». Les réflexions développées par Thiéfaine autour de La mémoire et la mer témoignent de l’ampleur de sa pénétration analytique et constituent également un critère de différenciation particulièrement révélateur par rapport à sa propre technique d’écriture, dont on vient précisément d’esquisser les contours : « La mémoire et la mer pour moi c’est unique, c’est une révolution dans la chanson. C’est-à-dire, c’est l’application directe de la poésie surréaliste et… dans ses meilleurs côtés, quand elle est retravaillée, quand elle est onirique…[28] ». Il importe de noter ici que l’évaluation thiéfainienne de l’œuvre de Léo Ferré inscrit ce dernier – à l’instar de Baudelaire ou de Rimbaud – dans « la poésie qui m’a précédé[29] » et non pas dans la chanson, Thiéfaine revendiquant explicitement pour son aîné comme pour lui-même l’intégration dans un autre système de coordonnées esthétiques. La ligne de démarcation ainsi tracée entre les représentants de la chanson et ceux de la poésie se révèle en même temps infranchissable, comme le signale la réponse sans appel donnée en septembre 2017 à la question « Gainsbourg ou Rimbaud ? » : « Rimbaud bien sûr ! Il ne faut quand même pas tout mélanger[30] ».
L’exception unique et absolue que constitue la production de Ferré aux yeux de Thiéfaine trouve sa justification première dans la constatation du caractère éminemment poétique de son écriture, qui l’apparente à la poésie – et donc à la littérature au sens fort du terme – bien plus qu’à la chanson jusque dans le choix des éléments de comparaison : « Avec Ferré, je me suis aperçu qu’il n’y avait pas que Dylan et Jim Morrison qui étaient capables d’écrire des choses poétiques. Il a inventé une nouvelle forme poétique qui n’avait rien à voir avec Charles Péguy. Ferré a dépassé la chanson. C’est du poème symphonique, parfois. » L’appartenance de Dylan comme de Morrison au canon poétique étant tout aussi établie dans l’optique anglophone que celle de Péguy du point de vue français, la conclusion « il a dépassé la chanson » – qui donne sa pleine résonance à l’appréciation précédente évoquant à propos de Ferré « le summum de ce qu’on peut écrire en chanson » scelle le postulat d’un au-delà de la chanson en tant qu’idéal commun à Ferré et Thiéfaine. C’est tout aussi logiquement que s’opère le rapprochement avec la musique classique en tant que complément naturel de la poésie, les représentants exemplaires des deux genres étant convoqués conjointement pour donner la pleine mesure de la conception de Ferré qui est également partagée par Thiéfaine : « Mais pour tenter de répondre à votre question, je dirais que la musique classique va plus loin que la chanson. Des gens comme Léo Ferré m’ont donné il y a longtemps cette orientation. […] Les chansons de Ferré, dernière époque, prenaient des allures de poèmes symphoniques. Des paroles de Victor Hugo sur une musique de Beethoven, c’était ça une chanson pour lui.[31] » Signalons à ce propos que l’ambition symphonique revendiquée par Ferré est tout aussi naturellement reprise à son compte par Thiéfaine, qui a décliné à plusieurs reprises la setlist du VIXI Tour en version symphonique, lors d’une séérie de concerts où la formation rock habituelle se voit doublée d’un orchestre classique. La réaffirmation finale de l’importance centrale de Ferré dans le parcours de Thiéfaine met en exergue la proximité sur le plan de l’éthos personnel et artistique des deux auteurs, permettant de cerner au plus près la spécificité du rapport de maître à élève tel que le conçoit Thiéfaine : « Il chantait en français, c’était ma culture. Tout à coup, les choses devenaient claires. Je me sentais chez moi. Je me sens son élève dans la mesure où c’est lui qui m’a appris à dire ce qu’on pense, bien haut et tout seul[32] » – par la sincérité et la profondeur qui le caractérisent, un tel hommage rend définitivement sans objet toute spéculation relative à une possible influence de Ferré sur le processus même de la création thiéfainienne, alors même qu’il établit avec une évidence incontestable la communauté de pensée et d’habitus qui réunit les deux artistes.
Si l’intermède des quelques jours passés par Thiéfaine en Toscane dans la villa de Ferré inspire à ce dernier son hommage à « Hubert-Félix, débordant de tendresse, parlant, chantant et donnant au verbe une pathétique présence[33] », les contacts directs restent ensuite et jusqu’à la mort de Ferré sporadiques, non du fait d’un éloignement voulu qui serait imputable à l’un ou à l’autre, mais tout au contraire en raison d’une proximité artistique d’une telle évidence qu’elle rend définitivement superflus les échanges du quotidien. Tandis que la constatation de Ferré « les mots d’Hubert-Félix emportent tout vers l’inconnu[34] » ancre l’échange entre les deux partenaires essentiellement – pour ne pas dire exclusivement – dans la sphère de la création poétique, Thiéfaine confirme a posteriori la validité supérieure et seule à prendre en compte du dialogue à distance entretenu à travers la production artistique : « À chaque fois qu’on s’est vus ensuite, il semblait qu’on n’avait finalement pas grand-chose à ajouter à ce qu’on ressentait déjà très fort entre nous, à travers nos mots et nos musiques.[35] »
La disparition de Ferré inaugure toutefois un fascinant chapitre post mortem de la relation entre les deux artistes, puisqu’à partir de 1994 et jusqu’à ce jour – plus précisément jusqu’au 21 décembre 2013 à la Pop-Rock Party d’Amnéville – Thiéfaine se produit à plusieurs reprises en tant qu’interprète de Ferré soit dans ses propres concerts – ainsi lors de l’intégration de La Solitude dans la setlist de la tournée 1994-1995 ou lors des dates de la tournée En solitaire de 2004-2005 –, soit dans des soirées d’hommage à Ferré comme celle organisée le 6 juin 2013 à Rome, soit enfin lors de ses passages dans certainees émissions télévisées – comme Taratata ou Chabada – où il interprète des chansons de Ferré à côté de ses propres œuvres. C’est donc à partir des textes de Ferré qui ont pris vie et corps par l’intermédiaire de Thiéfaine que l’on choisit d’engager l’analyse comparative qui adjoindra une vérification par la pratique aux constatations énoncées dans ce qui précède, et permettra ainsi de conclure de façon définitive à une totale indépendance de la démarche d’écriture de Thiéfaine par rapport à celle de Ferré. L’identification des éléments issus des chansons de ce dernier va en effet de pair avec la prise de conscience de leur fonction en tant qu’éléments constitutifs d’un discours polymorphe et multivoque, élaboré aux propres dires de Thiéfaine à travers la double référence au Bringing all back home de Dylan et à la technique de collecte de fragments épars inaugurée par le Facteur Cheval, dont le Palais Idéal une fois édifié ne laisse pas transparaître la provenance des éléments disparates fondus dans l’unité de sa conception créatrice. Le quatrain thiéfainien « la jambe de Rimbaud la tête de Chénier / l’oreille de Van Gogh et la main de Cendrars / les poètes se vendent en pièces détachées / et leurs cris mutilés sont de sinistres farces[36] » permet de cerner au plus près la dynamique de réappropriation et de réaccentuation des composants de l’intertextualité au nombre desquels figurent naturellement les éléments provenant des textes de Ferré, tout en faisant apparaître d’emblée que la définition du projet d’écriture de Thiéfaine ne saurait à aucun titre s’appliquer à la production de Ferré.
C’est par un regard sur les possibilités de réécriture contenues dans le texte de La solitude que l’on fait débuter ici l’analyse de la présence de Ferré au sein de la création poétique de son « fils spirituel ». L’affinité évidente du titre avec une préoccupation essentielle de Thiéfaine se passe ici de commentaires, le titre Les fastes de la solitude apparaissant comme l’exacerbation voire la magnification de la posture incarnée par Ferré. Le motif lui-même est constamment présent dans le discours thiéfainien qui fait évoluer le protagoniste de La queue dans l’existence « avec le désir fou d’être enfin solitaire[37] », tandis que Cabaret Sainte Lilith se termine par la constatation « mais j’ai perdu l’adresse des autres solitudes[38] » et que Les filles du sud évoquent des contacts établis « sur l’interphone des solitudes[39] ». Dans la logique du primat accordé par Thiéfaine au « son » sur le « sens[40] », c’est cependant moins la thématique elle-même qu’il importe de prendre ici en considération que la déclinaison-variation précise – et s’opérant de surcroît dans différentes chansons – de diverses formulations contenues dans le texte de Ferré et sélectionnées en apparence de façon quasi aléatoire, ou du moins selon des critères qui semblent ne relever qu’un rapport indirect avec leur contenu sémantique propre. Si le « j’attends des mutants[41] » de Ferré résonne bien à l’arrière-plan de nombre de séquences thiéfainiennes, il se combine tout aussi régulièrement avec la conception lucrétienne de la mutatio vue en tant qu’échange ou « permutation » d’atomes ou de particules, aboutissant in fine à la recréation ou recomposition d’un nouvel organisme. Faute de place pour une investigation exhaustive des échos à la formule de Ferré repérables dans le corpus thiéfainien, on se contentera d’examiner la résonance particulièrement marquante apportée par le texte de Terrien, t’es rien à travers la séquence « et t’attends ta mi-temps / mitté par tes tranxène / en matant tes mutants / sur la base aérienne[42] » : le développement de l’amorce contenue dans la chanson de Ferré s’effectue par le biais d’une association homophonique au déroulement quasi automatique, dont la dynamique reflète au niveau même de l’agencement du discours le phénomène évoqué au plan explicite, établissant une corrélation entre la mention des « mutants » et les techniques de variation et de transformation appliquées au matériau verbal. Si l’expression thiéfainienne se définit d’emblée comme le résultat de « quelque mauvais don d’acrobatie verbale[43] » – relevant à ce titre de la « permutabilité et mutation[44] » caractéristiques de la création des Minnesänger allemands –, la pertinence du recours à un tel mécanisme d’élaboration relève dans le cas des « mutants » de la pure évidence et va également de pair avec la sollicitation des modalités d’écriture propres au cut-up, débouchant sur une recréation approfondie de la formulation originale dont il importe de préciser le mécanisme d’élaboration. Alors que la séquence de Ferré établit un lien direct entre l’attente du protagoniste et l’apparition des mutants, la disjonction opérée dans le discours thiéfainien intercale entre le « t’attends » et l’évocation de « tes mutants » la série des dérivés homophoniques inaugurée par « ta mi-temps » et qui se poursuit par les variations « mittés » et « matant », ce dernier terme se retrouvant alors associé aux « mutants » pour clore le cercle des métamorphoses acoustiques. La multiplication des constituants énonciatifs entraîne ipso facto un élargissement analogue du halo associatif qui va jusqu’à inclure une fascinante réminiscence cryptique du Cantique de Saint Jean issu de l’Hérodiade de Mallarmé : débutée avec les vers « frissons dans les vertèbres / montée d’adrénaline / les forces des ténèbres / envahissent tes enzymes[45] », la réécriture de la séquence initiale « je sens comme aux vertèbres / s’éployer des ténèbres / toutes dans un frisson / à l’unisson[46] » se clôt logiquement sur l’annonce de « mi-temps » lue comme le milieu de l’année – soit le 24 juin qui célèbre la décollation de saint Jean-Baptiste –, tandis que la figure d’Hérodiade-Salomé réapparaît dans la séquence « pendant qu’une reine livide / au crépuscule barbare / danse un sabbat torride / dans le dernier topless bar[47] ». Le caractère fragmentaire et éclaté de la réécriture de Mallarmé et son étalement sur plusieurs strophes du texte entre en résonance latente avec la distorsion de la formule de Ferré font apparaître la césure entre les modes de création des deux artistes. Les modalités spécifiques qui président à la création de Thiéfaine – refusant le primat du « sens » et reposant d’abord sur la prééminence du « son » et la manipulation des constituants verbaux dont se dégage ensuite une formule à l’impact évocateur, constituée de « mots pleins d’images, comme des petites grenades qu’on peut balancer[48] » – sont diamétralement opposées à celles régissant l’écriture de Ferré que Thiéfaine définit lui-même comme une « façon d’écrire par association d’idées, d’images[49] », dans laquelle les processus purement verbo-linguistiques n’occupent qu’une place limitée voire secondaire – alors qu’ils constituent une des principales marques de fabrique de la production thiéfainienne.
L’inversion temporelle qui accompagne l’évocation des « moules » qui « ont été coulés demain matin » offre une convergence évidente avec la conception poétique « à rebours[50] » revendiquée par Thiéfaine, qui pratique à plusieurs reprises des télescopages temporels au profil similaire. La déclaration du protagoniste de Une fille au rhésus négatif propose ainsi une triple amplification du mouvement de renversement jointe à la permutation significative des termes de l’expérience, puisque le futur est ici associé au passé – en écho implicite à la formule « le futur te sniffe à rebours[51] » de Narcisse 81 qui figure précisément sur le même album – au contraire de ce qui se produit dans le texte de Ferré : « hier je t’aimerai de mon amour-taxi / hier je t’aimerai de mon amour-tocsin / hier je t’aimerai dans un bar à minuit / des soirs où la tendresse ne fait plus bander les chiens[52] ». Signalons ici que l’écho à la formulation de Ferré se combine dans le dernier vers – sur lequel on reviendra dans la suite de ces lignes – avec le rappel des poèmes érotiques de Gabriel Sénac de Meillan où se rencontre la réunion paradoxale de la « tendresse » et du verbe « bander[53] », ouvrant la porte à la réaccentuation implicite de la « tendresse » qui caractérise l’ensemble des occurrences du terme dans le corpus thiéfainien même en l’absence d’un complément à teneur explicitement sexuelle : la « tendresse » devient au plan cryptique du discours l’équivalent de la « tension » en écho sous-jacent tant à l’ambivalence sémantique de l’adjectif latin tener – la qualification de tener poeta désignant aussi bien un « poète délicat » qu’un « poète érotique » – qu’à l’homophonie existant en anglais entre l’adjectif tender et le substantif tender – ce dernier étant également passé en français en tant que terme technique propre à l’univers des chemins de fer. Le texte de Whiskeuses images again revient pour sa part à un agencement semblable à celui adopté par Ferré avec l’apostrophe « hé toi l’animal futurien / toi qu’as bien connu les martiens[54] », dans laquelle l’association des « martiens » à la confusion des strates temporelles renvoie en même temps au titre comme au contenu du roman Glissement de temps sur Mars de Philip K. Dick. La combinaison alternative offerte par le même auteur avec l’intitulé En attendant l’année dernière invite de même à une redéfinition alternative des repères temporels dont le discours thiéfainien fait également son profit. De tels exemples de la pratique récurrente de l’entrelacement des références illustrent la plasticité de la déclinaison d’une seule et même réminiscence provenant de Ferré dont subsiste dans la réécriture de Thiéfaine le seul profil énonciatif dégagé de toutes les implications sémantiques fournies par la formulation première, et de ce fait désormais apte à se charger des connotations les plus diverses en fonction des nouveaux rapports intertextuels dans lesquels il se voit pris.
En dépit de sa littéralité de façade qui semble l’assimiler à un simple clin d’œil dénué d’implications spécifiques, le renvoi à La solitude décelable dans la « laverie automatique[55] » mentionnée dans Crépuscule-transfert est en fait investi d’une double fonction de réitération-validation comme de mise en perspective – voire à distance – de la séquence source, et ce alors même que le système de la référence multiple est temporairement mis hors jeu par l’évidence du rapprochement avec « les laveries automatiques[56] » dépeintes par Ferré. La restitution dans son entier du passage concerné est d’ailleurs un préalable à la reconnaissance du processus de distanciation mis en œuvre dans la réécriture de Thiéfaine, qui intègre subrepticement une série de notations adjacentes dans la recréation comprimée qui s’articule autour du motif central. Alors que Ferré écrit « il est de toute première instance que les laveries automatiques, au coin des rues, soient aussi imperturbables que les feux d’arrêt ou de voie libre[57] », l’élément central autour duquel s’articule la séquence est réduit dans les vers de Thiéfaine à un simple constituant d’un décor d’ensemble de nature très différente, qui renvoie comme l’auteur le précise lui-même à travers le titre alternatif Sarajevo-transfert au souvenir du siège subi en 1992 par la capitale bosniaque[58] : « entre une laverie automatique / en train de cramer et un bunker / y’a plus grand-chose de magnétique / sur la bande-son de ton flipper[59] ». Loin d’apparaître comme « imperturbable » ainsi que le stipule le texte de Ferré, la « laverie automatique » est ici en proie à une destruction à l’impact encore aggravé par le voisinage du « bunker », qui souligne la transformation de la ville entière en théâtre de guerre. L’élimination des « feux d’arrêt ou de voie libre[60] » en tant qu’instances régulatrices se révèle cependant provisoire, laissant conclure à la disjonction des constituants initiaux au cours du processus de réécriture plutôt qu’à la mise en lumière exclusive de la « laverie automatique » : l’incipit de la troisième strophe « sous les regards torves et nighteux / des cyborgs aux circuits moisis[61] » fait en effet surgir un équivalent encore plus déshumanisé des instruments signalétiques rencontrés chez Ferré, alors même que le contrôle sans partage exercé par les réalisations de la robotique laisse déjà transparaître la réalité de sa désintégration inéluctable. La conclusion de Ferré « mais… la solitude[62] » trouve un écho indirect dans la question finale « à quoi peut ressembler ton spleen / ton désespoir et ton chagrin / vu d’une des étoiles anonymes / de la constellation du chien ?[63] », dans laquelle le rappel cryptique de la chanson de Ferré se superpose à la réminiscence issue de La Tête coupable de Romain Gary où « la Constellation du Chien[64] » symbolise tout le mal et le désir de nuire auxquels est exposée l’humanité. La dynamique de réinterprétation de la séquence de Ferré inclut enfin la redéfinition sous-jacente de la « laverie automatique » sous l’aspect d’un bordel, fonctionnant « le temps de rincer sa libido[65] », ainsi que l’indique Parano-safari en ego-trip-transit ou de « remettre à zéro l’aiguille sur le compteur[66] » d’après Lorelei sebasto cha. Témoignant de la cohérence absolue inhérente à chacune des strates du discours mutivoque, le processus une fois enclenché ouvre la voie à la réaccentuation érotico-sexuelle de l’ensemble du discours de la chanson dont l’investigation se limitera ici aux seuls termes figurant dans les vers cités plus haut : à l’équivoque autour de « bande » – invitant au remplacement du substantif par la forme verbale – s’ajoute la lecture anglophone du « flipper » qui en fait une désignation imagée du pénis, tandis que le recours au Mat – l’argot russe fréquemment utilisé au quotidien – permet de reconnaître dans le « bunker » une appellation familière du sexe de la femme. Du seul fait qu’elle constitue une des caractéristiques récurrentes du discours thiéfainien – au même titre que la strate poétologique qui vient parachever la complexité de l’écriture polysémique –, la mise en œuvre de la dynamique d’érotisation du langage dépasse largement le cadre des modalités de déclinaison du texte de Ferré et fait apparaître du même coup les limites de toute exégèse du discours thiéfainien basée sur le seul examen de l’intertextualité, si incontournable que se révèle la prise en compte de celle-ci ainsi qu’on est en train de la réaliser dans la présente contribution : la réappropriation de formulations de Ferré ou de tout autre auteur s’effectue dans ce cas à travers des modalités spécifiques de déclinaison des constituants énonciatifs – reposant essentiellement sur la lecture plurilingue et/ou étymologique – qui rendent secondaire voire inadéquate la mise en rapport avec la séquence d’origine envisagée dans la totalité de son contenu sémantique. S’agissant d’une réaccentuation supplémentaire et indépendante de la teneur de l’hypotexte concerné, elle n’invalide toutefois en aucune façon les analyses élaborées à partir de la lecture conjointe d’une formulation de Ferré et de sa déclinaison dans le corpus thiéfainien, comme on va continuer à tenter d’en apporter la démonstration dans ce qui suit.
Une autre occasion de relecture contenue dans le texte de La solitude est représentée par le souhait final de « m’insérer dans le vide absolu[67] » auquel répond l’annonce de sa réalisation dans les vers de Bruits de bulles « je m’engouffre en fumée / dans la fissure[68] ». Le rappel de Ferré est intégré ici dans un contexte d’évocation qui reflète le postulat énoncé par J.G. Ballard dans sa préface à Crash !, qui met en exergue pour mieux la dénoncer l’alliance paradoxale qui réunit l’exacerbation de la sexualité et la passion morbide pour les accidents d’automobile. La constellation fondatrice du roman – qui est d’ailleurs recréée à plusieurs reprises dans l’album Fragments d’hébétude – est réinterprétée dans le texte de Thiéfaine sur le double mode de la transposition à un accident d’avion – qui est nettement identifiable dans la séquence de bruitage qui clôt la chanson – et de la disjonction des deux accentuations principales, qui va jusqu’à sembler entraîner l’élimination pure et simple de la seconde : tandis que le discours de surface apparaît axé sur l’évocation de la catastrophe aérienne et de ses victimes, la dimension sexuelle est réservée au seul plan implicite où la dynamique d’érotisation du discours annihile en totalité – et ce avec une efficacité d’autant plus grande qu’elle reste de bout en bout sous-jacente – l’impact dévastateur des notations énumérées au niveau explicite pour les faire basculer vers l’évocation de l’accomplissement sexuel. Dans la mesure où il trouve sa place dans ce contexte spécifique, le rappel de la formulation de Ferré se charge également des deux connotations principales autour desquelles s’organise le discours de la chanson sans pour autant dépouiller son caractère propre, tel que le reflète d’abord le maintien du discours à la première personne qui constitue une relative exception dans la chanson de Thiéfaine. Si la dissolution du je devenu « fumée » apparaît comme le point final du processus de destruction, la forme verbale « je m’engouffre » et la « fissure » apparaissent susceptibles d’une réaccentuation sexuelle qui s’étend alors à la « fumée » tout en n’obérant cependant en rien la plausibilité de l’acception première. La juxtaposition des lectures concurrentes se poursuit dans les vers suivants « cliché désintégré / faille obscure[69] » où le « cliché » pris dans sa signification primitive de « procédé de reproduction » voisine avec la nouvelle invite à une réinterprétation sexuelle décelable dans la « faille obscure ». Parallèlement, la succession de la « fissure » et de la « faille obscure » se dévoile comme une modification suggestive du « vide absolu » évoqué par Ferré, qui conserve chez Thiéfaine les contours qui le délimitent tout en s’ouvrant sur des profondeurs inconnues : à l’inverse, la substitution de « je m’engouffre » à « m’insérer » accroît la richesse multivoque de la séquence que la conservation du verbe utilisé par Ferré réorienterait d’entrée de jeu vers ses implications sexuelles, qui se superposent au contraire dans « je m’engouffre » à l’image d’un engloutissement sans remède. La réécriture des fragments de séquences s’avère à nouveau pertinente jusque dans son adaptation au nouveau contexte énonciatif ainsi qu’ à la spécificité de la polysémie thiéfainienne, dans laquelle la désignation explicite est régulièrement bannie au profit d’une équivoque laissant seulement transparaître l’implication cryptique.
Outre la reprise réalisée en 2006 avec Zazie dans l’émission Taratata, une autre marque significative de l’admiration portée par Thiéfaine à Avec le temps telle qu’on a pu l’évoquer au début des présentes réflexions est la complexité particulière du processus de réappropriation « en pièces détachées[70] » dont fait l’objet la chanson de Ferré à travers une série de réécritures réparties sur plusieurs éléments du corpus thiéfainien. La constatation préalable à l’analyse de détail des diverses reformulations est à nouveau celle d’une sélection des passages concernées suivant des priorités propres à la démarche de Thiéfaine, dans laquelle la précision clinique de la réécriture des séquences de Ferré va de pair avec une réaccentuation sémantique témoignant d’une distanciation marquée voire d’une indifférence absolue à l’égard du contexte énonciatif d’origine. Le quatrain « l’autre qu’on adorait qu’on cherchait sous la pluie / l’autre qu’on devinait au détour d’un regard / entre les mots entre les lignes et sous le fard / d’un serment maquillé qui s’en va faire sa nuit[71] » imprime ainsi sa marque à plusieurs vers apparaissant dans Les dingues et les paumés à différents endroits du texte, et dont la provenance commune reste repérable en dépit du double processus de disjonction et de réinterprétation qui s’exerce à leur endroit. Le premier vers du second couplet « les dingues et les paumés se cherchent sous la pluie[72] » conserve la littéralité de la formulation de Ferré pour la réorienter vers une démarche auto-centrée qui constitue l’exact opposé de la constellation initiale – anticipant du même coup le « vous est un autre je[73] » qui résume le caractère essentiellement tautologique des rapports humains. La précision « sous la pluie » – qui fait écho chez Ferré au Barbara de Prévert pour souligner l’insistance d’une quête amoureuse que rien ne vient décourager – vient renforcer chez Thiéfaine la solitude indépassable des « dingues » et des « paumés » que même le rétrécissement de l’horizon visuel amené par la pluie renvoie définitivement à leur recherche introspective, dont les résultats tels qu’ils viennent au jour dans les vers suivants « et dans leurs yeux mescal masquant leur nostalgie / ils voient de refléter la fin d’une inconnue[74] » confirment leur désintérêt viscéral pour l’établissement d’une relation autre que visionnaire ou fantasmée.
La réécriture des trois derniers vers du quatrain cité d’Avec le temps apparaît pour sa part dotée d’une complexité spécifique du seul fait qu’elle est perceptible non seulement dans Les dingues et les paumés – mais là aussi sans lien de continuité directe avec la recréation partielle du début de la séquence dont on vient d’analyser les modalités d’élaboration –mais également dans au moins trois autres chansons de Thiéfaine : Narcisse 81 et Cabaret sainte Lilith issus tous deux de Dernières balises (avant mutation) – soit de l’album « jumeau » de Soleil cherche futur d’où proviennent Les dingues et les paumés –, mais aussi Sentiments numériques revisités qui figure dans La tentation du bonheur dont la sortie est postérieure d’une quinzaine d’années. Outre les possibilités de réaccentuation sémantique qui se dessinent dans le nouveau contexte d’intégration des rappels d’Avec le temps, il s’agit dans chacun des cas d’une réappropriation sélective qui retient – soit en totalité soit de façon partielle – les seuls motifs du « regard » et du « fard » ainsi que l’essentiel des constituants du denier vers « d’un serment maquillé qui va faire ses nuits », soit le « serment », le participe passé « maquillé » et l’évocation plurielle des « nuits ». En poursuivant l’investigation de la relecture élaborée dans Les dingues et les paumés, on remarque en premier lieu la distance qui sépare le renvoi précédemment commenté à la quête « sous la pluie » de la nouvelle déclinaison du quatrain de Ferré, qui apparaît seulement au milieu de la strophe suivante et se révèle par ailleurs plus difficilement perceptible, en contraste avec l’immédiateté de l’identification de la première réminiscence. C’est en effet surtout par le biais du rapprochement avec le parallèle qu’il possède dans Narcisse 81 que le vers « essayant d’accrocher un regard à leur khôl[75] » se dévoile comme une variation des évocations conjointes du « regard » et du « fard » rencontrées dans Avec le temps : de même que la présentation du personnage principal de Narcisse 81 dans les vers « tu t’en retournes à tes banlieues / dans ces couloirs où tu te grimes / te maquillant le bout des yeux / d’un nouveau regard anonyme[76] » est pour l’essentiel le résultat d’une reconfiguration radicale de la séquence de Ferré – ou plus précisément de ceux de ces éléments faisant l’objet de l’attention de Thiéfaine –, l’évocation détournée contenue dans Les dingues et les paumés est basée sur la déclinaison modifiée du même substrat sémantico-énonciatif, dans laquelle la substitution du « khôl » au participe « te maquillant » fait tout d’abord obstacle à la perception du renvoi à Ferré mais en renforce de fait la cohérence en tant qu’expression renouvelée de la thématique du « fard ». Comme dans le cas précédent, la recréation thiéfainienne suppose en premier lieu l’élimination de tous les éléments renvoyant à « l’autre », le « regard » devenant au contraire l’attribut exclusif des protagonistes respectifs des deux chansons qui cherchent à le souligner ou à en transformer l’expression dans un but qui ne concerne qu’eux-mêmes, qu’il s’agisse du travestissement de leur identité propre ou de l’occultation passagère du vide résultant de son absence. Loin de laisser transparaître in fine la véritable nature de la personne qui en fait usage – ainsi que le fait le « fard » dans les vers de Ferré –, le « khôl » ou la double variation du « fard » apportée par la succession de « te grimes » et « te maquillant » sont avant tout utilisés comme moyen de dissimulation ou de transformation dans le cadre d’un nouveau processus auto-centré qui exclut par principe toute forme de communication ou d’élargissement à « l’autre » : si l’inexistence potentielle du regard des « dingues » et des « paumés » perdu dans « les spirales du miroir intérieur[77] » se voit compensée par l’application du substitut destiné à créer l’illusion de sa présence, l’affirmation de soi susceptible de s’en dégager de façon exacerbée dans le cas de « narcisse » est neutralisée dans son potentiel de provocation par l’infléchissement vers l’anonymat qui fait à lui seul office de maquillage protecteur.
Outre son importance première en tant qu’élément du dialogue latent avec le texte de Ferré, le motif du « fard » voit son halo associatif s’élargir et se modifier de façon significative du seul fait de son intégration sous-jacente dans la constellation du Dernier métro de Truffaut sorti précisément en 1981 et évoqué dans la chanson sous la forme cryptique du « dernier mélo[78] » : tandis qu’une part essentielle du décor de Narcisse 81 – « couloirs » et « banlieues » joints à la nature « anonyme » du regard – rappelle l’univers du métro tant dans la réalité de son existence que dans l’importance qu’il revêt dans le film de Truffaut, l’action même du « tu te grimes » renforcée par le participe « te maquillant » renouvelle la réflexion symbolique développée par Truffaut en mettant en lumière l’alliance du travestissement et du narcissisme inhérente non seulement à la profession d’acteur, mais à la situation historique de l’Occupation telle qu’elle est fournit le cadre de l’action du film – et que la fait resurgir chez Thiéfaine la mention multivoque du « look rétro[79] » dont on retiendra ici la seule dimension d’allusion à la fascination pour la mode des années 1940 qui a marqué la fin des années 1970 et le début des années 1980. Concernant la cohérence organisationnelle du discours thiéfainien au niveau de l’harmonisation des contextes accueillant les réminiscences issues du texte d’Avec le temps, il importe de noter que les « banlieues » en tant qu’élément étranger aux vers de Ferré font également partie intégrante du décor dans Les dingues et les paumés où le vers relatif au « regard » est précédé par la précision « puis s’enfoncent comme des rats dans leurs banlieues by night[80] ». Le caractère totalement organisé du « paysage intime[81] » dont les contours se dessinent lors de l’examen de détail du lexique thiéfainien ressort avec une acuité saisissante de la correspondance point par point décelable entre les séquences des deux chansons dans lesquelles la déclinaison variée du « fard » intervient en association avec les « banlieues » : la symétrie des profils discursifs inclut également la réaccentuation sexuelle des « banlieues » et accessoirement des « rats » qui domine au plan sous-jacent de l’évocation et qui pointe vers l’aphorisme du Gai Savoir consacré à la Comédie des hommes célébres et comparant leur rapport à leur entourage à celui d’une « grande ville » avec sa « banlieue[82] » – texte qui entre de surcroît en résonance supplémentaire avec la manière d’« apologie du comédien » développée dans le film de Truffaut – tandis que L’Homme aux rats de Freud se profile à l’arrière-plan de l’ensemble des occurrences du terme figurant dans le corpus thiéfainien.
Le réseau des correspondances multiples est par comparaison plus aisé à cerner en ce qui concerne la dialectique de redéfinition mise en œuvre sur la base du dernier vers du quatrain d’Avec le temps et de son évocation « d’un serment maquillé qui va faire sa nuit[83] ». En dépit de l’apparente similitude de la formulation de Cabaret Sainte Lilith – où l’énumération des éléments du décor inclut le distique « et des cigares bandant sur les lèvres flippées / de dieux défigurés maquillés par tes nuits[84] » –, la séquence thiéfainienne procède de la même démarche de déconstruction – appliquée tant au contexte qu’à la substance du vers de Ferré – que les réécritures précédemment analysées. L’absence du « serment » – et donc de sa perception en tant que témoignage de la présence de « l’autre » – entraîne non seulement l’application de l’épithète « maquillés » aux « dieux défigurés » mais aussi et surtout la valorisation symbolique du rôle des « nuits » qui deviennent le sujet et non plus l’objet du processus, reflétant l’affinité avec la sphère nocturne entretenue par la figure archétypique de Lilith. L’omniprésence et la position dominante de celle-ci apporte un d’emblée un démenti implicite à la possibilité d’une relation avec un « autre », quand bien même ce dernier appartiendrait à la catégorie des « autres solitudes » dont le protagoniste avoue pour finir avoir « perdu l’adresse[85] ». L’imputation de cette même action à Lilith elle-même – ainsi que cela se produit lors des concerts du Scandale mélancolique tour où la séquence finale substitue de bout en bout « lilith » au « je » – renforce encore l’irrésistibilité de l’attraction de « lilith » dont le pouvoir destructeur dépasse par sa radicalité celui attribué au « temps » par le texte de Ferré. Alors qu’il est laissé de côté dans les précédentes recréations, le « serment » est par contre au centre de la déclinaison du même vers opérée dans Sentiments numériques revisités à travers le distique « quand les vents de minuit décoiffent les serments / des amants sous les aulnes d’un hôtel flamand[86] ». La réaccentuation de la formulation de Ferré est marquée par la dynamique d’inversion et/ou de dépréciation dont l’indicateur récurrent au sein du discours thiéfainien est le préfixe « dé- » contenu ici dans « décoiffent », et qui commande à la fois la présentation des « serments » et l’agencement de détail de la séquence entière : les « serments » sont de fait installés au cœur du discours pour se voir aussitôt invalidés dans le cadre même du processus énonciatif qui les fait apparaître, et qui semble d’abord induire un recoupement partiel avec la constellation d’Avec le temps du fait de la présence des « amants ». Au-delà de la dilution des « serments » qui se produit sous l’effet des « vents de minuit », le choix même du marqueur de dévalorisation que constitue le préfixe privatif s’inscrit dans un rapport d’opposition indirecte avec le « serment maquillé[87] » dont les modalités de verbalisation soulignent la dimension apprêtée – qui se lit chez Ferré comme la marque de son caractère falsifié – mais lui confèrent en même temps une consistance évidente : à l’inverse, l’association des « serments » avec le verbe « décoiffent », telle qu’elle est dictée par l’entrée en scène des « vents » dans le décor de la séquence de Thiéfaine, les prive d’emblée de toute possibilité d’affirmation ou même d’existence, rendant d’entrée obsolète la question de leur authenticité qui sous-tend par contre la totalité des vers de Ferré.
Les renvois cryptiques à Avec le temps tels qu’on vient de les détailler ici se révèlent dotés d’une double fonction en tant que déclencheurs d’une dialectique sous-jacente alternant entre confirmation, démenti indirect et/ou réorientation plus ou moins appuyée ainsi qu’en tant que constituants du halo associatif mis en place tant autour des vers de Thiéfaine qu’au cœur même de leur dynamique énonciative. La pratique d’écriture inaugurée dans le corpus thiéfainien régit naturellement le traitement des réminiscences provenant des textes de Ferré ainsi que plus généralement les modalités du dialogue implicite mené avec la création de ce dernier tout au long du parcours artistique de Thiéfaine, ainsi qu’en atteste dans ce cas précis la chronologie des renvois à Ferré qui apparaissent dès les premiers albums et perdurent jusqu’à aujourd’hui dans des contextes très divers, signalant régulièrement la profondeur de l’affinité entre les deux artistes et l’importance récurrente de Ferré dans l’itinéraire thiéfainien. Le prolongement qu’on va donner maintenant à cette investigation des redéfinitions des séquences d’Avec le temps va confirmer la présence latente de Ferré jusque dans les chansons les plus récentes, dessinant l’image d’une réécriture en pointillés dont la suite reste encore ouverte, mais dont on peut déjà récapituler provisoirement le déroulement dans ces lignes.
Dans la continuité des réappropriations du texte d’Avec le temps examinées jusqu’ici, la constatation ultérieure « on oublie le visage et l’on oublie la voix[88] » apparaît dans Distance détournée de sa tendance première axée sur l’évocation de « l’autre » pour se voir relayée par le diagnostic à caractère introspectif que formule le « je » déclarant « j’ai perdu la vue / j’ai dû cramer ma voix[89] ». Tout en étant soulignée par la parenté étymologique entre « visage » et « vue », l’évidence de la proximité énonciative entre les deux séquences ne fait que renforcer l’antagonisme qui les oppose sur le plan sémantique, puisque les deux attributs de la « vue » et de la « voix » n’ont plus d’importance que par rapport au « je » qui réitère avec insistance l’affirmation de la désorientation qui l’envahit dans les deux domaines de la perception et de l’expression : les séquences « je n’vois que la pluie », « je ne vois plus rien », « je suis comme un chien / aboyant sur le pavé » se révèlent comme autant de déclinaisons successives du constat né de la réaccentuation du vers de Ferré et qui substitue au phénomène naturel de l’oubli l’expérience douloureuse de la perte, dont la virulence est particulièrement exacerbée dans la succession « je ne vois plus rien / j’ai perdu mon passé[90] ». Alors que l’action destructrice du « temps » s’exerce également sur les deux partenaires dans le texte de Ferré ou le verdict est d’ailleurs énoncé de la perspective généralisatrice du « on », la « distance » infranchissable qui s’est établie entre le protagoniste et la figure féminine est explicitement imputée chez Thiéfaine à cette dernière : l’apostrophe « oh ! tant de distance / dans tes yeux mon amour[91] » maintient jusqu’au bout l’ambiguïté du constat d’échec, qui est encore accrue par la contradiction entre l’aveu implicite d’une possible reconnaissance de l’autre par le regard et l’inéluctabilité du fait que la lecture « dans tes yeux » n’apparaît possible aujourd’hui qu’à l’instant où s’annonce la rupture. Seul le regard en arrière évoqué dans les vers « je te vois encore / ivre de nos baisers[92] » et la résonance intacte de « ta façon de me dire / un p’tit white russian, guy[93] » démontrent a contrario la réalité d’une perception visuelle et acoustique dotée d’une intensité authentique, dont la plénitude persistant au-delà de la désagrégation du rapport entre les deux figures apporte un ultime démenti au « on oublie le regard et l’on oublie la voix[94] » suggéré par Ferré.
Alors que l’on a précisé plus haut l’équivoque récurrente qui s’établit dans le discours thiéfainien autour du terme « tendresse », il est d’autant plus révélateur de remarquer que c’est notamment à partir de la présence de celui-ci dans le texte d’Avec le temps que se met en œuvre la dynamique de redéfinition déjà évoquée. Le vers « le samedi soir quand la tendresse s’en va tout’ seule[95] » entre en effet en résonance avec deux alexandrins de Thiéfaine qui ont en outre pour dénominateur commun la réunion de la « tendresse » et du « soir », renforçant le rôle de repère structurel dévolu à la séquence de Ferré pour ce qui concerne l’articulation du discours déclinant sa formulation. L’ambivalence insistante qui imprègne le vers déjà cité de Une fille au rhésus négatif évocateur « des soirs où la tendresse fait plus bander les chiens[96] » possède un parallèle à la complexité remarquable dans Vendôme gardenal snack où le distique « et tu lèves les yeux quand passent les cigognes / qui vendent la tendresse le soir au marché noir[97] » surimpose à la réminiscence de Ferré le rappel du classique cinématographique Quand passent les cigognes, que vient en même temps modifier dans son impact suggestif le souvenir de la fonction symbolique des cigognes annonciatrices d’une naissance : à l’inverse, le souvenir du film fait surgir pour sa part l’image d’un amour détruit par la guerre, en accord avec le constat négatif qui scelle la séparation des partenaires dans le discours thiéfainien. Il est tout aussi fascinant de constater que le vers d’Avec le temps dépeignant « l’autre » comme ce « devant quoi l’on s’traînait comme traînent les chiens[98] » se dessine tout aussi nettement à l’arrière-plan des deux mêmes chansons de Thiéfaine, mais là sous deux formes extrêmement différentes qui contraste avec le parallélisme des réécritures de la sollicitation conjointe de la « tendresse » et du « soir ». Les « chiens » de Une fille au rhésus négatif répondent à la formulation de Ferré à la fois par la littéralité de leur présence – qui semble aller dans le sens des vers d’Avec le temps – et par l’infléchissement appuyé vers l’expression sans fard d’une sexualité qui aboutit in fine à la négation absolue de l’attitude impliquée chez Ferré par le verbe « traînent ». Inversement, la mise en exergue du verbe « traîne » conduit dans Vendôme gardenal snack à la validation de contenu exprimé par Ferré : abstraction faite des « chiens » dont l’élimination souligne l’élévation du registre qui accompagne le basculement vers la sphère du religieux, le distique « quand on traîne à genoux aux pieds d’une prêtresse / à résoudre une énigme qui n’existe pas[99] » associe la supplication émise par l’amant en quête d’exaucement de sa demande à la dévalorisation sans appel de sa quête, telle que l’implique le verdict général de nullité rendu à l’encontre des attentes liées à l’Éros.
La poursuite de l’examen du texte d’Avec le temps appréhendé sous l’angle des réécritures fragmentaires décelables dans le corpus thiéfainien fait apparaître un exemple supplémentaire témoignant d’une réappropriation à la fois modifiée et éclatée. Il s’agit du distique « l’autre à qui l’on donnait du vent et des bijoux / pour qui l’on eût vendu son âme pour quelques sous[100] » dont la déclinaison partielle dans au moins trois chansons différentes passe tout d’abord par la mise hors jeu de « l’autre », qui constitue ainsi qu’on a pu le remarquer à plusieurs reprises le dénominateur commun à la totalité des références implicites à Avec le temps contenues dans les textes de Thiéfaine. La généralisation d’une telle constatation est particulièrement révélatrice non seulement du caractère profondément sélectif présenté par la dynamique de recréation, mais également de son indépendance voire de son indifférence envers la constellation ainsi qu’envers la profil énonciatif du texte qui fait l’objet du processus de redéfinition – et ce quel que soit celui-ci, un tel postulat de principe dépassant bien évidemment le cadre du rapport à Ferré et a fortiori au seul texte d’Avec le temps –, alors même que c’est dans ces aspects que semble à première vue résider l’élément essentiel à intégrer dans le dialogue sous-jacent qui s’établit entre les deux œuvres ainsi mises en rapport. Le caractère incontournable de cette démarche est ainsi démontré par la mise en parallèle des vers de Ferré et de la formulation « à qui tu jetais tes diamants[101] » rencontrée dans Fenêtre sur désert. L’apostrophe adressée tout au long du texte par le « je » à un « tu » derrière lequel semble se profiler la femme aimée transforme la méditation menée par Ferré en un appel direct à la partenaire, à travers lequel le transcendement de la situation d’éloignement spatio-temporel qui est celle du protagoniste fait resurgir un vécu passé saisi dans son immédiateté palpable. La modification du rapport entre les figures telle qu’elle découle de leur leur redéfinition radicale – au « on » émettant des constatations à propos de « l’autre » se substitue de fait l’immédiateté théorique de la relation dialogique du « je » au « tu » – se double d’une inversion tout aussi marquée de la perspective du discours, puisque la femme devient la dispensatrice des « diamants » et non plus celle à laquelle ils sont offerts.
La dialectique de réappropriation relève de la même approche pour ce concerne l’« âme », dont la réaccentuation est présente à la fois dans Le temps des tachyons et dans les Confessions d’un never been. La conservation apparente de l’image de la cession de l’âme – derrière laquelle se profile le motif traditionnel du pacte avec le diable ayant l’âme pour enjeu – s’allie dans les vers « clairvoyance égarée dans les versets d’un drame / où l’on achète le vent où l’on revend les âmes[102] » à la redéfinition mercantilo-utilitaire de l’idée du trafic mené autour des « âmes », qui ne perd pas pour autant ses implications métaphysiques puisque la fonction du partenaire diabolique est implicitement transférée aux acteurs ou aux initiateurs de la transaction. Le fait que cette dernière s’effectue aussi bien sur « le vent » que sur « les âmes » prolonge le jeu des associations en direction des questions de l’approvisionnement énergétique, mais renouvelle du même coup la déclinaison de la thématique spirituelle à travers le renvoi latent à la dimension pneumatique inhérente aux « vents » dans la littérature sacrée. Inversement, le refrain « j’ai volé mon âme à un clown[103] » remplace la conception de la renonciation à l’âme effectuée sur la base d’un contrat par celle d’une appropriation obtenue par des moyens illicites, tout en substituant au partenaire habituel incarné par le diable la figure ambivalente du « clown » dont la provenance renvoie pour partie à l’archétype démoniaque – et relevant comme tel de la sphère de l’ombre au sens jungien du terme – du trickster, dont la dimension comique permet toutefois de dissimuler les aspects plus menaçants à l’instar de ce qui se produit par exemple pour Loki, à la fois amuseur des dieux et initiateur de la catastrophe finale dans la mythologie nordique. Par les résonances de mauvais augure qu’elle éveille à travers ses incarnations les plus spectaculaires, la nature de « clown » attribuée au possesseur originel de l’« âme » dérobée par le protagoniste maintient la permanence de la connotation diabolique au-delà de l’apparente inversion des rôles impliquée par le recours au vol, qui se dévoile pour finir comme un ultime travestissement né de la puissance d’invention qui est l’apanage du fripon divin.
Si le parallèle entre le vers d’Avec le temps « et l’on se sent blanchi comme un cheval fourbu[104] » et la formule « mon cheval écorché m’appelle au fond d’un bar[105] » rencontrée dans Les dingues et les paumés apparaît par comparaison plus diffus – puisque reposant sur la seule présence du « cheval » et l’état peu enviable de celui-ci –, il importe néanmoins de noter l’annulation du rapport métaphorique initial entre le « cheval » et le « je » remplacé dans le discours thiéfainien par l’actualisation directe de la figure animale, qui ouvre alors la voie à sa réinterprétaion mythologico-mystagogique dans la lignée de Pégase, du Sleipnir d’Odin ou de la jument de Mahomet qui incarnent chacun à sa façon le principe inspirateur dans sa double dimension poétique et prophétique. L’hypothèse d’un renvoi à Avec le temps révèle en fin de compte sa pleine validité à la lecture du vers suivant du texte de Ferré « et l’on se sent glacé dans un lit de hasard[106] », dont un écho nettement perceptible se fait entendre à deux endroits du corpus thiéfainien : le distique de Errer humanum est « dans ce vieux catalogue des doutes / aux pages moisies par le hasard[107] » constitue malgré les apparences contraires une authentique recréation du « lit de hasard ». Sans obérer en rien l’impact aussi bien visuel que philosophico-symbolique qui se dégage de l’évocation du « hasard » véhiculée par le discours explicite, la surperposition de la référence cryptique à la formulation de Ferré s’accomplit au plan sous-jacent à travers le rétablissement de la réalité tangible du « lit » telle qu’elle s’impose par le biais de la perception du sensus etymologicus du terme « catalogue », qui offre bien en tant que dérivé du verbe katalegein – soit « coucher » ou « étendre » – un équivalent proprement littéral du « lit ». Le second rappel du vers de Ferré fait abstraction de la notion de « hasard » et transfère l’épithète « glacé » sur le « lit » désormais privé de son déterminant d’origine, la nouvelle association ainsi réalisée entraînant également l’éviction du « je » non pas du contexte énonciatif, mais du cadre strict de la réaccentuation de la séquence d’Avec le temps : le résultat tel que l’expose le vers de Fenêtre sur désert « dans les eaux noires d’un lit glacé[108] » autorise alors la réintroduction quasi littérale des évocations traditionnelles du Styx, dont les eaux aussi noires que glacées – invoquées dans les serments solennels des dieux de l’Olympe – reflètent sa qualité principale de fleuve des Enfers. Hésiode ou Homère viennent ainsi se joindre à Léo Ferré pour parachever l’image du fleuve destructeur, dont l’apparition à la marge du texte de Thiéfaine rejoint de façon détournée l’accentuation dominante développée dans Avec le temps.
Alors qu’il apparaît définitivement exclu à ce stade du présent article de pousser plus loin ces « inventaires[109] » des recréations thiéfainiennes des chansons de Ferré dont le seul exemple d’Avec le temps suffit comme on l’espère à démontrer la richesse ainsi que la complexité, on mettra un terme provisoire à l’exploration des ces perspectives quasi infinies en soulignant la part prise par La mémoire et la mer à l’élaboration de l’intitulé Mathématiques souterraines, auquel répond ensuite le sous-titre Mathématiques souterraines n° 2 attribué à Autoroutes jeudi d’automne. Si leur appréhension première identifie les « mathématiques souterraines » comme un dérivé ou un complément de la Physica subterranea du chimiste et médecin allemand Johann Joachim Becher, la transformation de la physique en mathématiques s’opère par le biais des deux évocations de la « mathématique » figurant dans La mémoire et la mer. L’association des « mathématiques » du titre thiéfainien et du dernier mot du distique final « il est minuit sur ma fréquence / et j’ai mal aux globules[110] » trouve une préfiguration suggestive dans la séquence de la version courte « et que les globules figurent / une mathématique bleue / dans cette mer jamais étale / d’où nous remonte peu à peu / cette mémoire des étoiles[111] », tandis que le renvoi à la « mathématique » réapparaît dans le passage de la version longue « ces chiffres de plume et de vent / volent dans la mathématique / et se parallélisent tant/ que l’horizon joint l’ESTéthique[112] ». C’est donc bien à travers la « mémoire des étoiles » de La mémoire et la mer – ou sa redéfinition en tant que « mémoire astrale[113] » contenue dans Sentiments numériques revisités – que s’opère le processus de réappropriation dialoguée des textes de Ferré mené dans l’ensemble du corpus thiéfainien et dont une contribution ultérieure aux dimensions appropriées pourra rendre compte de façon exhaustive. La correspondance directe entre la conclusion des Amants tristes « qui donc réparera l’âme des amants tristes / qui donc ?[114] » et le refrain d’Annihilation « qui donc pourra faire taire les grondements de bête / les hurlements furieux de la nuit dans nos têtes / qui donc pourra faire taire les grondements de bête / qui donc ?[115] » apportera pour l’instant un point final adéquat aux réflexions développées dans ces lignes, dans la mesure où la similarité évidente des deux profils énonciatifs va de pair avec la divergence de perspective constatée de façon récurrente tout au long de ces lignes, dans laquelle les « amants » de Ferré ont pour symétrique thiéfainien l’enfermement généralisé dans la solitude d’un « je » tout au plus multiplié par le passage au « nous ».
Notes de bas de page
[1] https://www.youtube.com/watch?v=dpOicZS_LhQ
[2] https://www.youtube.com/watch?v=dpOicZS_LhQ
[3] https://www.youtube.com/watch?v=dpOicZS_LhQ
[4] « Hubert-Félix Thiéfaine, témoignage », in Léo Ferré, L’indigné, Intégrale studio Barclay 1960-1974, Paris, 2013
[5] https://www.lexpress.fr/informations/hubert-felix-thiefaine_599870.html
https://www.saezlive.net/topics/view/1029/hubert-felix-thiefaine?page=last
[6] http://lemusicodrome.com/strategie-de-linespoir-fou-a-chante-dix-sept/
http://leelooh.free.fr/media/interview/interview11.html
[7] https://www.youtube.com/watch?v=dpOicZS_LhQ
[8] https://www.youtube.com/watch?v=dpOicZS_LhQ
[9] « Hubert Félix Thiéfaine, témoignage »
[10] [10] https://www.youtube.com/watch?v=dpOicZS_LhQ
[11] https://www.msn.com/fr-fr/divertissement/celebrity/thiéfaine-autoportrait-en-7-chansons/ar-BBFZrSZ?ocid=se
[12] https://www.youtube.com/watch?v=dpOicZS_LhQ
[13] https://www.youtube.com/watch?v=dpOicZS_LhQ
[14] « Hubert-Félix Thiéfaine, un témoignage »
[15] « Hubert-Félix Thiéfaine, un témoignage »
[16] « Hubert-Félix Thiéfaine, un témoignage »
[17] « Hubert-Félix Thiéfaine, un témoignage »
[18] « Hubert-Félix Thiéfaine, un témoignage »
[19] https://www.youtube.com/watch?v=dpOicZS_LhQ
[20] « Hubert-Félix Thiéfaine, un témoignage »
[21] « Hubert-Félix Thiéfaine, un témoignage »
[22] http://leelooh.free.fr/media/interview/interview11.html
[23] https://www.lanouvellerepublique.fr/actu/hubert-felix-thiefaine-c-est-mon-cote-t-es-pas-cap
[24] http://leelooh.free.fr/media/interview/interview11.html
[25] https://www.rts.ch/info/culture/6859361--j-etais-pour-que-jura-suisse-et-francais-se-rattachent-.html
[26] https://www.humanite.fr/node/339274
[27] « Hubert-Félix Thiéfaine, un témoignage »
[28] https://www.youtube.com/watch?v=WXjTQTjAFQE
[29] http://www.parismatch.com/Culture/Musique/Thiefaine-autoportrait-en-7-chansons-1406906
[30] https://www.youtube.com/watch?v=QLEv-wlcxaQ
[31] http://www.photographic.fr/graphisme/magazine/Bing-Bang-18.pdf
[32] https://www.humanite.fr/node/339274
[33] Léo Ferré, « Hubert-Félix Thiéfaine », in Les Chants de la fureur, préface de Mathieu Ferré, Paris, Gallimard / La mémoire et la mer, 2013, p. 1352
[34] Léo Ferré, « Hubert-Félix Thiéfaine »
[35] « Hubert-Félix Thiéfaine, un témoignage »
[36] Hubert Félix Thiéfaine, Zoos zumains zébus, in Bluesymental tour, Paris, Lala Productions, 1991
[37] Hubert Félix Thiéfaine, La queue, in Autorisation de délirer, Paris, Sterne, 1979
[38] Hubert Félix Thiéfaine, Cabaret Sainte Lilith, in Dernières balises (avant mutation), Paris, Sterne, 1981
[39] Hubert Félix Thiéfaine, Les filles du sud, in Suppléments de mensonge, Paris, Sony/Columbia, 2011
[40] http://www.sortiedesecours.info/homo-plebis-ultimae-entretien-avec-thiefaine-2934
[41] Léo Ferré, La Solitude, in Les chants de la fureur, pp. 437-438
[42] Hubert Félix Thiéfaine, Terrien, t’es rien, in Fragments d’hébétude, Paris, Sony, 1993
[43] Hubert Félix Thiéfaine, Was ist das rock’n roll ?, in Eros über alles, Paris, Sterne, 1988
[44] Hubert P. Heinen, Permutability and Mutation, University of Texas, Austin
[45] Hubert Félix Thiéfaine, Terrien, t’es rien
[46] Stéphane Mallarmé, Cantique de Saint Jean, Poésies, 8e édition, Paris, Nouvelle Revue Française, 1914, cité d’après https://fr.wikisource.org/wiki/Poésies_(Mallarmé,_1914,_8e_éd.)/Cantique_de_Saint_Jean
[47] Hubert Félix Thiéfaine, Terrien, t’es rien
[48] http://www.lavoixdunord.fr/archive/recup%3A%252Fregion%252Fthiefaine-a-lille-une-chanson-qui-raconte-des-ia19b0n3083420#
[49] « Hubert-Félix Thiéfaine, un témoignage »
[50] Hubert Félix Thiéfaine, Exil sur planète-fantôme, in Dernières balises (avant mutation)
[51] Hubert Félix Thiéfaine, Narcisse 81, in Dernières balises (avant mutation)
[52] Hubert Félix Thiéfaine, Une fille au rhésus négatif, in Dernières balises (avant mutation)
[53] Gabriel Sénac de Meillan, La foutromanie, Trois petits poèmes érotiques, Bâle, Société des Bibliophiles, 1828, p. 94
[54] Hubert Félix Thiéfaine, Whiskeuses images again, in Alambic– sortie sud, Paris, Sterne, 1984
[55] Hubert Félix Thiéfaine, Crépuscule-transfert, in Fragments d’hébétude, Paris, Sony, 1993
[56] Léo Ferré, La solitude
[57] Léo Ferré, La solitude
[58] Hubert Félix Thiéfaine, adresse au public avant Crépuscule-transfert, in Paris-Zénith 95, Paris, Sony, 1995
[59] Hubert Félix Thiéfaine, Crépuscule-transfert
[60] Léo Ferré, La solitude
[61] Hubert Félix Thiéfaine, Crépuscule-transfert
[62] Léo Ferré, La solitude
[63] Hubert Félix Thiéfaine, Crépuscule-transfert
[64] Romain Gary, La Tête coupable, Paris, Gallimard, 1985, coll. « folio », p. 451. cf. Françoise Salvan-Renucci, « “adieu gary cooper adieu che guevara” : quelques exemples de la référence à Romain Gary dans l’œuvre de Hubert-Félix Thiéfaine », http://revel.unice.fr/loxias/signaler.html?id=7743
[65] Hubert Félix Thiéfaine, Parano-safari en ego-trip-transit, in Défloration 13, Paris, Sony, 2001
[66] Hubert Félix Thiéfaine, Lorelei sebasto cha, in Soleil cherche futur, Paris, Sterne, 1982
[67] Léo Ferré, La solitude
[68] Hubert Félix Thiéfaine, Bruits de bulles in Fragments d’hébétude
[69] Hubert Félix Thiéfaine, Bruits de bulles
[70] Hubert Félix Thiéfaine, adresse au public avant Les dingues et les paumés, in Routes 88, Paris, Sterne, 1988
[71] Léo Ferré, Avec le temps, Les chants de la fureur, p. 418
[72] Hubert Félix Thiéfaine, Les dingues et les paumés, in Soleil cherche futur
[73] Hubert Félix Thiéfaine, Annihilation, in Séquelles [édition collector], Paris, Sony, 2009
[74] Hubert Félix Thiéfaine, Les dingues et les paumés
[75] Hubert Félix Thiéfaine, Les dingues et les paumés
[76] Hubert Félix Thiéfaine, Narcisse 81, in Dernières balises (avant mutation)
[77] Hubert Félix Thiéfaine, Les fastes de la solitude, in Défloration 13
[78] Hubert Félix Thiéfaine, Narcisse 81
[79] Hubert Félix Thiéfaine, Narcisse 81
[80] Hubert Félix Thiéfaine, Les dingues et les paumés
[81] Henry Miller, Le temps des assassins. Essai sur Rimbaud, traduit par F.J. Temple, Paris, Pierre-Jean Oswald, 1971, p. 40
[82] Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir, traduit de l’allemand par Henri Albert, traduction revue par Jean Lacoste, Œuvres II, Paris, Robert Laffont, 2009, collection « Bouquins », p. 73
[83] Léo Ferré, Avec le temps
[84] Hubert Félix Thiéfaine, Cabaret sainte Lilith, in Dernières balises (avant mutation)
[85] Hubert Félix Thiéfaine, Cabaret sainte Lilith
[86] Hubert Félix Thiéfaine, Sentiments numériques revisités, in La tentation du bonheur, Paris, Sony, 1996
[87] Léo Ferré, Avec le temps
[88] Léo Ferré, Avec le temps
[89] Hubert Félix Thiéfaine, Distance, in Amicalement blues, Paris, Sony/RCA, 2007
[90] Hubert Félix Thiéfaine, Distance
[91] Hubert Félix Thiéfaine, Distance
[92] Hubert Félix Thiéfaine, Distance
[93] Hubert Félix Thiéfaine, Distance
[94] Léo Ferré, Avec le temps
[95] Léo Ferré, Avec le temps
[96] Hubert Félix Thiéfaine,
[97] Hubert Félix Thiéfaine, Vendôme gardenal snack, in De l’amour, de l’art ou du cochon ?, Paris, Sterne, 1980
[98] Léo Ferré, Avec le temps
[99] Hubert Félix Thiéfaine, Vendôme gardenal snacl
[100] Léo Ferré, Avec le temps
[101] Hubert Félix Thiéfaine, Fenêtre sur désert, in Stratégie de l’inespoir
[102] Hubert Félix Thiéfaine, Le temps des tachyons, in Grand Corps Malade, Il nous restera ça, Paris, Believe, 2015
[103] Hubert Félix Thiéfaine, Confessions d’un never been, in Scandale mélancolique
[104] Léo Ferré, Avec le temps
[105] Hubert Félix Thiéfaine, Les dingues et les paumés
[106] Léo Ferré, Avec le temps
[107] Hubert Félix Thiéfaine, Errer humanum est, in Meteo für nada, Paris, Sterne, 1986
[108] Hubert Félix Thiéfaine, Fenêtre sur désert
[109] Hubert Félix Thiéfaine, Annihilation
[110] Hubert Félix Thiéfaine, Mathématiques souterraines, in Dernières balises (avant mutation)
[111] Léo Ferré, La mémoire et la mer, Les chants de la fureur, p. 812
[112] Léo Ferré, La mémoire et la mer (version longue), Les chants de la fureur, p. 799
[113] Hubert Félix Thiéfaine, Sentiments numériques revisités, in La tentation du bonheur
[114] Léo Ferré, Les amants tristes, Les chants de la fureur, p. 470
[115] Hubert Félix Thiéfaine, Annihilation